lundi 18 novembre 2013

Libellules de Deschênes: bilan

J'ai souvent parlé de Deschênes dans ce blogue. Deschênes, c'est un quartier dans le secteur Aylmer de la ville de Gatineau (carte Google). Ce quartier est bordé par la rivière des Outaouais et contient de nombreux milieux humides. Quelques photos pour situer l'action:


Les rapides Deschênes (8 avril 2013)

Le marais Lamoureux, oeuvre des castors (22 avril 2013)

Le même marais Lamoureux (9 juin)

Un pont dans la forêt inondée (25 juin 2013)

Marécage forestier (4 août 2013)

La rivière en aval des rapides (19 août 2013)

La rivière en amont des rapides ("Lac Deschênes") (14 septembre 2013)


L'association des résidents du quartier, de pair avec différents organismes du milieu, font depuis quelques années de grands efforts pour protéger et mettre en valeur le patrimoine historique et naturel exceptionnels du quartier (voir références à la fin de l'article).

J'ai ajouté mon humble grain de sel dans cet effort collectif en faisant l'inventaire de ses libellules et demoiselles (Odonates). Voici la liste des espèces que j'ai rencontrées dans Deschênes au fil de l'été:

1         Caloptéryx à taches apicales (Calopteryx aequabilis)     
2         Caloptéryx bistrée (Calopteryx maculata)                                              
3         Leste tardif (Lestes congener)        
4         Leste disjoint (Lestes disjunctus)   
5         Leste dryade (Lestes dryas)                      
6         Leste à forceps (Lestes forcipatus)
7         Leste élancé (Lestes rectangularis)           
8         Leste onguiculé (Lestes unguiculatus)                                         
9         Argie svelte (Argia moesta)           
10       Agrion résolu (Coenagrion resolutum)      
11       Agrion des scirpes (Enallagma carunculatum)    
12       Agrion civil (Enallagma civile)       
13       Agrion enivré            (Enallagma ebrium)           
14       Agrion exilé   (Enallagma exsulans)          
15       Agrion orangé (Enallagma signatum)      
16       Agrion vespéral (Enallagma vesperum)   
17       Agrion posé   (Ischnura posita)     
18       Agrion vertical (Ischnura verticalis)         
19       Déesse paisible (Nehalennia irene)
20       Aeschne du Canada (Aeshna canadensis)
21       Aeschne constrictor (Aeshna constricta)  
22       Aeschne à tubercules (Aeshna tuberculifera)      
23       Aeschne des pénombres (Aeshna umbrosa)       
24       Anax précoce            (Anax junius)
25       Aeschne vineuse (Boyeria vinosa)
26       Gomphe épineux (Dromogomphus spinosus)     
27       Gomphe exilé            (Gomphus exilis)     
28       Gomphe fraternel (Gomphus fraternus)  
29       Gomphe-cobra (Gomphus vastus) 
30       Hagénie (Hagenius brevistylus)     
31       Gomphe marqué (Stylurus notatus)         
32       Macromie brune (Didymops transversa) 
33       Macromie noire (Macromia illinoiensis)                                      
34       Épithèque canine (Epitheca canis)           
35       Épithèque à queue de beagle (Enallagma cynosura)    
36       Épithèque princière            (Epitheca princeps)
37       Célithème géante (Celithemis eponina)    
38       Érythème des étangs (Erythemis simplicicollis)
39       Leucorrhine mouchetée (Leucorrhinia intacta)  
40       La mélancolique (Libellula luctuosa)        
41       La gracieuse (Libellula pulchella)   
42       La quadrimaculée (Libellula quadrimaculata)     
43       La lydienne   (Plathemis lydia)
44       Sympétrum rubigineux (Sympetrum costiferum)          
45       Sympétrum intime   (Sympetrum internum)       
46       Sympétrum éclaireur (Sympetrum obtrusum)   
47       Sympétrum semi-ambré (Sympetrum semicinctum)     
48       Sympétrum tardif (Sympetrum vicinum)
49       Pachydiplax  (Pachydiplax longipennis)
50       Périthème délicate (Perithemis tenera)   



Nombre d'espèces:

Le nombre d'espèces rencontrées en une seule année d'observation est assez exceptionnel. Ce n'est toutefois qu'un début. À titre de comparaison, j'ai entendu dire que dans la Britannia Conservation Area, tout juste de l'autre côté de la rivière, nos collègues du Ottawa Field-Naturalists' Club avaient répertorié plus de 70 espèces d'Odonates! Je suis persuadée que nous pourrions atteindre un nombre d'espèces du même ordre en augmentant le nombre d'observateurs du côté québécois de la rivière des Outaouais.



Espèces rares, vulnérables ou menacées

Une seule espèce est susceptible d'être désignée vulnérable ou menacée au Québec: il s'agit de l'Érythéme des étangs. Cette espèce est commune et répandue dans toute son aire de distribution, y compris à Gatineau. Elle est toutefois ici à l'extrême nord de sa distribution. Elle se reproduit et prolifère dans Deschênes.


Érythème des étangs (Erythemis simplicicollis) mâle


Espèces d'introduction récente au Québec

Aucune libellule exotique n'a été trouvée dans les milieux naturels du Québec à ce jour. Toutefois, certaines espèces indigènes sont en train d'étendre leur aire de distribution vers le nord. Dans Deschênes, j'ai rencontré 3 espèces qui sont d'introduction récente au Québec: la Célithème géante, la Pachydiplax et la Périthème délicate. Je n'ai trouvé d'exuvie pour aucune de ces espèces. Il n'est donc pas certain qu'elles se reproduisent dans Deschênes.


Pachydiplax (Pachydiplax longipennis) mâle

------------

Autres observations d'intérêt


Le trio Gomphe-cobra, Gomphe fraternel et Gomphe marqué:

Un trio d'espèces caractéristiques de grandes rivières, comme…le Mississipi! J'ai ramassé des exuvies de ces espèces le long de la rivière, ce qui prouve qu'elles vivent et se reproduisent ici. Mon inventaire n'était pas assez systématique pour que je puisse quantifier leur population précisément. Il s'agit d'un nombre assez appréciable selon moi.


Exuvie de Gomphe fraternel (Gomphus fraternus):                            Exuvie de Gomphe marqué (Stylurs notatus):


Gomphe fraternel (Gomphus fraternus) mâle

Gomphe marqué (Stylurus notatus) mâle en émergence



Population hivernante d'Anax précoce:

L'Anax précoce est une espèce dont le cycle de vie est unique. Sous nos latitudes, la plupart des individus sont des migrateurs. Lorsque le climat le permet, l'Anax peut aussi utiliser une autre stratégie de vie en parallèle avec la stratégie migratrice. Cette stratégie alternative est similaire à celle des autre Aeshnidés québécois: développement larvaire étendu sur plus d'une année qui implique la survie de la larve en hiver sous la glace. J'ai fait la récolte systématique d'exuvies sur une partie des berges du marais Lamoureux dans Deschênes, ce qui m'a permis de documenter, pour la première fois au Québec, la présence d'une population locale et hivernante d'Anax. Nous sommes probablement l'un des endroits les plus nordiques où peuvent s'observer en parallèle les 2 stratégies de vie de l'Anax.

Exuvie d'Anx précoce (Anax junius) récolté en juin 2013 (population locale ayant hiverné à Deschênes)

Anax précoce (Anax junius), immature frais émergé en septembre 2013 (population migratrice)


Population importante d'Aeschne constrictor:

L'Aeschne constrictor est une espèce commune dans le sud du Québec. Cependant, il existe peu de documentation sur l'habitat requis pour le développement larvaire. J'ai observé l'accouplement et la ponte de cette espèce en quelques endroits à Deschênes. J'ai, de plus, ramassé bon nombre d'exuvies. Ces indices suggèrent que la population d'Aeschne constrictor est importante à Deschênes, et permettront de mieux documenter les habitats préférentiels de cette espèce.

Aeschne constrictor (Aeshna constricta), femelles en train de pondre dans des feuilles de rubannier:

Forme bleue (31 août 2013) 

Forme verte (1er octobre 2013)

Exuvie d'Aeschne constrictor (Aeshna constricta) (17 juillet 2013)

--------------
Habitats à surveiller dans Deschênes:

Les milieux les plus riches en termes de libellules sont: 1) la rivière des Outaouais en amont des rapides; 2) les marais (Lamoureux et Groulx); 3) le marécage forestier (trop-plein du marais Lamoureux).

J'ai été surprise de ne trouver aucune larve, ni aucune exuvie de libellule vis-à-vis des rapides Deschênes. Les larves et exuvies de Plécoptères y sont cependant fort nombreuses. Les grandes dalles rocheuses au fond de l'eau ne sont peut-être pas un bon habitat pour les larves d'Odonates?

Une autre surprise pour moi a été de constater la relative pauvreté en Odonates dans les ruisseaux (ou fossés) qui se drainent dans la Baie Simard, en aval des rapides, ainsi que dans la Baie Simard en tant que tel. Cette baie a d'ailleurs été couverte d'algues vertes pendant une bonne partie de l'été. Mauvaise qualité de l'eau? Présence de phosphates ou autres contaminants dans l'eau des ruisseaux (ou fossés)? Je me pose des questions.

-------------

Je termine mon petit reportage sur l'odonatofaune de Deschênes avec quelques photos d'animaux que j'ai rencontré cet été dans Deschênes et qui se nourrissent, du moins en partie, de libellules. Ceci pour illustrer l'importance des libellules dans la chaîne alimentaire et l'écologie de Deschênes.


Crapaud d'Amérique

Grenouille léopard

Tortue serpentine

Couleuvre rayée

Grand héron et Crapet soleil: 2 grands prédateurs de larves de libellules

Colverts et Bernaches du Canada, un jour d'émergence massive de gomphidés... 

De très nombreux autres animaux, surtout parmi les poissons et les oiseaux, se nourrissent de libellules.

--------------

Pour en savoir plus sur le patrimoine historique et naturel de Deschênes:



Club des ornithologues de l'Outaouais, 2008. Guide des sites d'observation des oiseaux de l'Outaouais, 2ème édition. ISBN 978-2-9800194-4-9.

lundi 11 novembre 2013

Liste préliminaire des libellules de Gatineau

J'ai fait une première liste des libellules de Gatineau:

Liste préliminaire des libellules et demoiselles (Odonata) de la ville de Gatineau (Québec, Canada)

Il me reste encore un peu de travail d'identification et de compilation.

Cette liste préliminaire est tout de même intéressante à plusieurs égards:

  • Le nombre d'espèces rencontrées à Gatineau est impressionnant: au moins 73 espèces confirmées entre 2011-2013 dans le périmètre urbain.
  • Un examen des articles publiés entre 1908 et 2009, compilés par Michel Savard dans l'Atlas préliminaire des libellules du Québec (2011), permet d'ajouter 30 espèces supplémentaires qui ont déjà été vues, mais que nous n'avons pas revues ces dernières années. Pourquoi? Effort d'inventaire insuffisant ou habitats perdus? Une question à creuser davantage avant de répondre.
  • Nous avons potentiellement perdu des espèces, mais en avons aussi gagné quelques unes récemment. Ce sont des demoiselles (Zygoptera) et des Libellulidées notoirement tolérantes aux habitats urbains parfois très dégradés.


J'invite tous les odonatologistes urbains des environs à communiquer avec moi s'ils ont observé de ces libellules "potentiellement disparues" dans la ville de Gatineau. En particulier: quelques espèces des genres Ophiogomphus et Somatochlora ont déjà été rapportées dans Hull au début du XXe siècle. Je ne suis pas sûre qu'elles ont été revues depuis. En avez-vous vu, quelqu'un?


dimanche 3 novembre 2013

Libellules et pollution

Dans mon billet du 15 octobre, je faisais le bilan des libellules du ruisseau de la Brasserie. Depuis ce temps, l'organisme environnemental Sentinelle Outaouais a dévoilé les résultats de ses tests de qualité de l'eau. Le nombre très élevé de coliformes fécaux dans l'eau, résultat de déversement d'égouts domestiques non traités dans le ruisseau, a attiré l'attention des médias:

"Le ruisseau de la Brasserie, une source élevée de bactéries" Radio-Canada, le 20 octobre 2013

"Le ruisseau de la Brasserie: autopsie d'un malade" Le Droit, 26 octobre 2013

Mais comment se fait-il qu'on ait observé une telle richesse de libellules dans un cours d'eau aussi dégradé??!

Toutes les larves de libellules et demoiselles sont aquatiques. On considère en général que leur tolérance à la pollution est moyenne (Moisan, 2010). Question de nuancer un peu, je lis que Michel Savard, dans l'Atlas préliminaire des libellules du Québec (2011), estime que le quart des espèces de libellules du Québec peuvent provisoirement être classées comme rares. La grande majorité de ces espèces viendrait de milieux d'eau courante ou de tourbières, des habitats particuliers et sensibles à la dégradation. Soyons clairs: aucune de ces espèces n'a été trouvée au ruisseau de la Brasserie.

À l'autre extrémité du spectre, certaines espèces ont été trouvées très tolérantes à la pollution. Ce sont des espèces polyvalentes et assez "flexibles" en terme d'habitat. Paulson (2011) identifie 4 espèces particulièrement tolérantes aux milieux urbains dégradés; je les ai toutes rencontrées à Gatineau:

Agrion orangé (Enallagma signatum), marina d'Aylmer, le 21 juillet 2013 

Agrion orangé (Enallagma signatum), rivière des Outaouais (Deschênes) le 30 juillet 2013

Agrion exilé (Enallagma exsulans), ruisseau/fossé dans Deschênes, le 1er août 2012

Agrion posé (Ischnura posita), décharge du Lac Leamy, le 29 août 2013

La lydienne (Plathemis lydia), ici une femelle, Deschênes, le 9 septembre 2013

Le fait que l'on puisse trouver un grand nombre de libellules, à la fois en terme de quantité que de diversité d'espèces, dans un endroit aussi pollué que le ruisseau de la Brasserie me semble très positif. Pour moi, ça veut dire que même si un milieu est dégradé et loin d'être idéal, il y a encore de l'espoir! Il s'agit de laisser la végétation s'installer, puis les libellules s'installent et prolifèrent. Devant ce buffet fantastiques, poissons, canards, échassiers et oiseaux de toutes sortes viennent s'installer, etc etc. La nature est tellement résiliante.

Ça n'empêche pas que l'on puisse donner un petit coup de pouce pour accélérer l'assainissement et la naturalisation du ruisseau.

Surtout, ce n'est pas une excuse pour continuer à déverser ses égouts dans les rivières!

-------

Sources:

Moisan, J., 2010. Guide d’identification des principaux macroinvertébrés benthiques d’eau douce du Québec, 2010 — Surveillance volontaire des cours d’eau peu profonds, Direction du suivi de l’état de l’environnement, ministère du Développement durable, de l’Environnement et des Parcs, ISBN : 978-2-550-58416-2 (version imprimée) 82 p. (incluant 1 ann.)

Paulson, D. 2011. Dragonflies and damselflies of the east. Princeton University Press.538 p.


Savard, M. 2011. Atlas préliminaire des libellules du Québec (Odonata). Initiative pour un atlas des libellules du Québec avec le soutien d'Entomofaune Québec (EQ), Saguenay, Québec, 53 p.